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Une armée qui innove

Texte : Commandement du combat futur

Publié le : 14/11/2024 - Mis à jour le : 16/11/2024.

Innover vient du latin innovare, renouveler. Pour le dictionnaire de l’Académie française, cela consiste à introduire quelque chose d’inédit dans l’usage. La nouveauté doit surgir des forces vives de l’armée de Terre à partir de notre expérience et de nos savoir-faire individuels et collectifs. Le but : apporter la supériorité sur l’ennemi de demain. Innover ce n’est pas créer ex-nihilo, ce n’est pas solder notre capital de pratique et nos acquis dans une folle course ; c’est observer, modifier, inventer et tester… Une pratique qui n’est pas étrangère à l’armée de Terre. L’esprit d’entreprise et d’initiative est au coeur du métier de soldat, rendent naturelle cette démarche. Par le passé, ce sont davantage les structures que les hommes qui ont été un frein à ce processus. L’enjeu aujourd’hui est d’accélérer et de faciliter ce processus pour être prêt dès ce soir. Le Commandement du combat futur en est un acteur majeur.

« Capter et diffuser l'information »

Cybersespace, lutte informationnelle, combat cinétique… Les champs de conflictualité se superposent. Une complexité accrue par l’accélération des technologies. Pour cela, l’armée de Terre s’est dotée d’une structure permettant d’innover, expérimenter et diffuser les nouveautés : le Commandement du combat futur. Entretien avec le général de corps d’armée Bruno Baratz, commandant du combat futur.

Le 19 juin a été officiellement créé le Commandement du combat futur, pouvez-vous nous en exposer l’origine ?

L’année qui s’ouvre constitue l’an 1 du Commandement du combat futur (CCF). Un grand commandement des capacités devant relever les nombreux défis qu’impose la transformation de l’armée de Terre. Dans un environnement que nous devons regarder froidement et sans idéalisme, deux tendances caractérisent notre période. D’une part, les conflits du Haut-Karabagh, d’Ukraine et du Proche-Orient démontrent que les guerres étatiques sont de retour y compris en Europe.

Le monde est devenu plus incertain et dangereux. L’impensable redevient possible. D’autre part l’accélération technologique est sans précédent. Des technologies de plus en plus duales déstabilisent la manière de conduire la guerre et les opérations. Elles nous poussent à revoir le processus de certains programmes d’armement pour les intégrer ou les contrer.

L’armée de Terre doit être prête aux combats du champ de bataille 2040 tout en conduisant ceux d’aujourd’hui. Pour cela, elle s’est dotée du CCF chargé de capter et diffuser l’innovation dans les unités opérationnelles selon des cycles compatibles avec le maintien d’une supériorité militaire.

Quelles sont les missions de ce grand commandement ?

Lors de la création du CCF, en juin dernier, le chef d’état-major de l’armée de Terre détaillait sa vision et fixait les missions :

1. Éclairer l’armée de Terre. L’étude des bouleversements de la guerre et des sociétés doit permettre de discerner ce qui relève de la mode, de l’expérimentation, du succès passager ou de la tendance de fond. Le centre d’études stratégiques – Terre, connecté au monde de la recherche, doit identifier ces tendances et orienter les choix structurants au travers de ses études.

2. Favoriser l’innovation. Pour ne pas subir les évolutions, mais aussi et surtout pour les susciter, la section technique de l’armée de Terre et le laboratoire du combat futur devront capter et exploiter les idées neuves dans le domaine technique et tactique. Notre armée regorge de talents. Nous aurons à coeur de soutenir les innovateurs là où ils se trouvent. L’expérimentation occupera une place centrale. En outre, dans un dialogue étroit avec la Direction générale de l’armement et nos entreprises, nous devons favoriser l’émergence d’armements évolutifs, ouverts et au juste besoin pour en maîtriser les délais de réalisation et les coûts.

3. Transformer l’idée en capacité. Décliner une idée en capacité opérationnelle constitue un défi. Commandement des capacités, le CCF éclaire et guide l’armée de Terre dans les domaines du spectre DORESE (Doctrine, organisation, ressources humaines, équipements, soutien, protection). Grâce à une organisation transverse, connectée aux unités et à l’ensemble des expertises de notre armée au travers des Direction des études et de la prospective, notre commandement traduit en doctrine les expérimentations conduites sur le terrain. Il imagine des combinaisons de capacités et propose les adaptations de notre modèle aux besoins du champ de bataille de demain.

L’innovation est constitutive de l’ADN des unités de l’armée de Terre.  Quelle est l'évolution du Commandement du combat futur ?

Pour remplir nos missions, nous faisons autrement. Au regard de la complexité des engagements, il est illusoire de vouloir concentrer les compétences. Dans une logique de complémentarité, nous devenons le noeud de communication des expertises, la plateforme de mise en relation des acteurs de la prospective, de la doctrine, de l’innovation ouverte, des grands programmes d’armement. C’est une approche transverse et collaborative.

Nous devons réaliser une profonde adaptation culturelle. La démarche d’opérationnalisation de l’armée de Terre passe obligatoirement par la subsidiarité. Subsidiarité consistant à comprendre l’intention de son chef et à agir pour sa réalisation, tout en assumant la part de risque qui nous revient. La responsabilisation est intrinsèquement liée à la subsidiarité et à la prise de risque calculée.

Innover pour survivre

Quand le nouveau remplace l’ancien, une appréhension pointe chez certains, car l’ancien possède une grande qualité : celle d’être éprouvé. L’ancien processus, l’ancienne méthode, l’ancien matériel sur lequel nous avons appris à servir et sur lequel nous avons nos repères comportent un aspect rassurant et réconfortant. La nouveauté possède des parts de risque et d’inconfort non négligeables et potentiellement complexes à appréhender du fait de la remise en cause générée.

Il n’est pas étonnant de voir une forme de conformisme, notamment normatif, bercer nos existences. Pourtant, il est indispensable de saisir que le monde avance, et beaucoup plus vite qu’avant. Innover n’est plus une alternative, mais une nécessité pour survivre. L’obsolescence et la défaite guettent tous ceux qui n’accepteront pas la remise en question. La véritable prise de risque n’est aujourd’hui plus dans l’innovation, mais dans les conséquences d’une incapacité à innover. De surcroît et d’une certaine façon de manière contre-intuitive, la maîtrise du risque passe désormais par l’innovation.

Comme souligné par le groupe militaire de haute montagne (GMHM) en retour d’expérience de ses expéditions : « Il n’y a pas d’innovation sans risque et pas de risque sans innovation ». En amont de la récente expédition en Amérique du Sud du groupe, l’innovation développée par les experts du GMHM a rendu plus acceptables les risques pris en amoindrissant tant leur probabilité d’occurrence que leur impact. L'innovation a donc été un facteur décisif dans le succès de la mission. Dès lors, dans un contexte de retour de la guerre en Europe, comment se mettre en condition d’innover pour vaincre ?

Identifier les marges d’accélération

Il s’agit tout d’abord d’agir sur les mentalités en cherchant à développer la créativité et en la nourrissant de l’expérience. Être capable de penser différemment requiert :

de la curiosité pour être en mesure de capter la nouveauté et les évolutions majeures en observant l’ensemble des pans de nos sociétés et non le seul univers militaire ; 

de la culture pour être capable, par une mise en perspective historique, de distinguer la nouveauté mais aussi de capter le retour de certaines tendances ; 

des compétences pour comprendre les enjeux scientifiques induits (qu’ils soient de sciences humaines ou de l’ingénieur) et les perspectives offertes ;

de l’écoute pour exploiter l’immense richesse de l’innovation participative ;

du courage pour sortir du cadre normé et s’investir personnellement dans le combat de l’innovation, combat rude où les échecs sont aussi nombreux qu’indispensables pour progresser ; 

de la force de conviction pour faire accepter un projet innovant dans un univers parfois conservateur ou à forte logique propriétaire mais aussi pour obtenir les moyens nécessaires pour que le projet « passe à l’échelle » et aboutisse au sein des forces, raison d’être de l’innovation.


Se mettre en condition d’innover demande également une capacité à concevoir selon une logique de finalités et non de moyens ou de processus dictés par les usages. Questionner les règles auto-établies pour identifier les marges d’accélération et de simplification ou encore identifier les conditions dans lesquelles il est possible de s’affranchir des règles (et non des lois), en optimisant l’usage de la maîtrise des risques, deviennent des conditions sine qua non du succès des armes de la France. Le Commandement du combat futur, nouveau grand commandement des capacités de l’armée de Terre, incarne aujourd’hui l’innovation terrestre. Il portera, avec et pour tous, cet esprit pionnier indispensable pour mettre à disposition de l’armée de Terre les moyens adaptés aux enjeux des combats futurs.

Expérimenter

Expérimenter c’est mettre l’innovation à l’épreuve des réalités humaines et du terrain. Le Commandement du combat futur lui accorde une place prépondérante car elle conditionne le passage de l’innovation à son exploitation.

Au sein du CCF, le laboratoire du combat futur, en étroite collaboration avec la Section technique de l’armée de Terre, contribue à l’innovation et à l’expérimentation des capacités aéroterrestres de l’armée de Terre. Conducteur de projets transverses, le laboratoire s’appuie sur la force d’expertise du combat Scorpion et des unités des forces terrestres abonnées (5e régiment de dragons, CENZUB-94e RI, 17e groupe d’artillerie) pour mener les expérimentations requises par la transformation de l’armée de Terre. Il est également référent dans le domaine du “jeu de guerre”.

Mais innovation et expérimentation ne sont pas l’apanage exclusif du CCF. De manière plus générale, cette expérimentation est historiquement ancrée dans les forces et délocalisée. Chaque unité peut être amenée à tester et mettre à l’épreuve des nouveautés. C’est le cas de l’École militaire de haute montagne, de la 9e brigade d’infanterie de Marine, de la 11e brigade parachutiste et de bien d’autres…

L'innovation ouverte

L’innovation ouverte se distingue de l’innovation planifiée relative aux programmes d’armement de celle, participative, émanant du soldat. Elle procède d’une démarche basée sur la détection/captation de solutions civiles pour en évaluer l’opportunité d’emploi au sein des forces par le biais de mises en situation sur le terrain. Présentation de deux facettes de cette innovation ouverte : GAI4A et les challenges CoHoMa.

La munition télé-opérée de courte durée

Le 1er régiment de hussards parachutistes a développé un modèle de munition télé-opérée (MTO) de courte portée. Il repose sur l’utilisation d’un drone FPV Racer comme vecteur de transport et d’une munition explosive. S’inspirant de ce qui se fait en Ukraine, l’innovation porte sur l’adaptation de ce mode d’action à une ou plusieurs munitions françaises. Explication avec l’adjudant Thomas, à l’origine de cette innovation « low-cost » et « high-tech ».

Quelle a été l’idée de départ de ce projet de munition télé-opérée de courte durée ? 

L’idée nous est venue alors que je servais au sein du peloton commando parachutiste du régiment. Chaque opérateur du groupement commando parachutiste maintient une veille technologique et s’informe de ce qui se passe sur les conflits. Pour ma part, j’ai été impressionné par les capacités des FPV RACER.

Je me suis dit qu’il pouvait compléter la trame antichars de notre régiment, avec des caractéristiques permettant de s’intercaler entre l’AT4 et le MMP. Un de mes co-équipiers pratique le FPV RACER sur son temps libre. Nous en avons discuté, nous avons rédigé un cahier des charges, et nous nous sommes lancés. Une réflexion particulière a porté sur la munition. Nous avions identifié les anciennes grenades à fusil AC58 et AP-AV40 comme possiblement adaptables avec une légère modification.

À quel besoin répond-elle ?

Il s’agit de disposer d’un moyen pouvant être utilisé rapidement et à faible coût pour détruire un objectif « durci » (blindé ou sous couvert), qui ne soit pas directement dans notre ligne de visée.

L’idée était également de pouvoir adapter et modifier la trajectoire quasiment jusqu’à l’impact, sur une portée de 50 à 2 000 m. Ce procédé s’appuie sur les savoir-faire technologiques du tissu industriel français et sur l’agilité tactique de nos soldats. 

Comment avez-vous été accompagné dans le développement du projet ?

Nous avons eu plusieurs appuis. Local tout d’abord par l’intermédiaire du recrutement de stagiaires élèves. Nous avons bénéficié des compétences d’un élève d’une école d’ingénieurs de Tarbes qui nous a conseillés sur la conception et la faisabilité technique. Nous avons aussi établi un partenariat avec le Fablab de Tarbes nous permettant la production de plusieurs prototypes jusqu’à un produit de démonstration. Grâce à cet échange avec le réseau tarbais, une dynamique efficace est lancée.

L’aide institutionnelle a été indispensable également. La cellule S5/Innovation du régiment, grâce à l’impulsion d’une équipe dédiée, nous a guidés, en premier lieu pour éditer une fiche hAPPI. Dès sa parution, nous avons profité des conseils et de l’expertise du BattleLab Terre, du bureau coordination de l’innovation de la Section technique de l’armée de Terre et surtout de la Direction générale de l’armement. Cette dernière, grâce à sa cellule pyrotechnie, a étudié la possibilité de modifier une AC58 dans le cadre d’usage d’une fixation sur un drone FPV. Les essais de tir dynamiques sont à venir.

L’IA au service de la préparation opérationnelle

L’armée de Terre favorise l’émergence de projets innovants. Chacun peut proposer dessolutions via le logiciel hAPPi. Exemple avec le capitaine Paulin du 25e régiment du génie de l’Air. Sa création, récompensée au Prix de l'Audace 2024, introduit l'IA dans la préparation opérationnelle des soldats.

En quoi consiste votre invention, le kit Lotak ?

Le kit Lotak (Land mine Ordonnance Training Awarness Kit pour Kit d’entraînement au champ de mines) est une intelligence artificielle (IA) qui révolutionne notre manière de nous entraîner face à la menace des mines. L’IA Lotak permet de rationaliser et d’industrialiser le savoir-faire lié à la connaissance des munitions pour le rendre accessible au plus grand nombre, plus efficacement, et “gaver” les prochaines plates-formes du génie comme le Griffon, le Serval, le drone…

Cette innovation permet aussi d’avoir une copie numérique de toutes les munitions/ mines connues dans le monde et de pouvoir les imprimer en 3D avec la copie de leur mécanisme. Dit plus simplement, Lotak permet d’avoir un champ de mine d’entraînement sur mesure pour nos hommes et nos véhicules.

Qu’apporte-t-elle aux soldats de l’armée de Terre ?

Lotak est une plateforme IA destinée à la reconnaissance, la classification et la reproduction de munitions et de sous-munitions. En un an, nous avons formé vingt-et-une unités, dont la totalité des soldats qui servent l’arme du génie. À terme, cela représentera un volume de 4 000 à 5 000 personnes formées par an grâce à un outil français et une technologie souveraine.

Comment appréhende-t-on l’innovation au sein de votre régiment ?

Je vois le régiment comme une startup de taille intermédiaire, leader dans son domaine d’expertise. L’appui de l’armée de Terre à mon projet Lotak a été crucial pour passer d’une idée à un programme d’armement en quinze mois, ce qui est très rapide à l’échelle des programmes.

Le 25e RGA et le 19e régiment du génie ont eu un rôle déterminant pour m’aider à le faire connaître et le présenter au concours de l’innovation de Dantzig 2023 à l’École du génie. Le passage à l’échelle a ensuite été appuyé par les efforts conjoints de l’Agence de l’innovation de Défense, la Section technique de l’armée de Terre, le Pôle interarmées de traitement des munitions et explosifs, l’état-major de l’armée de Terre et l’École du génie.

Le saviez-vous ?

L’armée de Terre, grâce à son Guide de l’innovateur, encourage ses soldats à faire connaître leurs innovations et les accompagne dans toutes les étapes du développement jusqu’au déploiement dans les unités.