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Terre de cinéma

Texte : ADJ Anthony THOMAS-TROPHIME

Publié le : 13/05/2023.

Dans leurs foyers ou sur les pavés des Champs-Élysées, lors du défilé du 14 juillet, les Français vibrent au rythme des pas cadencés de leur armée. Si 85 % de la population française en a une bonne image, la connaît-elle vraiment ? Pour conquérir le cœur de la nation, l’armée de Terre s’illustre sur le petit comme sur le grand écran. Se divertir tout en découvrant l’institution… « La fiction est un moyen incroyable de faire passer des messages et de faire connaître au grand public, son rôle et ses missions » s’enthousiasme Eve-Lise, responsable de la Mission cinéma et industries créatives (MCIC). Par méconnaissance ou idées préconçues, l’image de la grande muette subsiste encore dans le milieu culturel. Grâce au soutien de la Mission cinéma, les productions participent à des immersions au sein des unités, bénéficient de lieux de tournage dans les emprises militaires et de l’expertise de conseillers pour donner de la vraisemblance à leurs projets. Un partage qui permet de casser les caricatures.

Action, fiction, séduction

En donnant accès à des mondes multiples, le cinéma comme les séries constituent
des fenêtres ouvertes sur des univers aussi riches que variés. Ces vecteurs sont regardés par tous. L’armée de Terre l’a bien compris : le petit comme le grand écran demeure un espace privilégié pour rencontrer un large public et casser les idées reçues. Pour cela, elle s’appuie sur la Mission cinéma et industries créatives.

Depuis la suppression du service militaire, les citoyens ont rarement l’occasion d’entrer dans une caserne. Les seuls liens se résument aux actualités liées aux hommages nationaux, aux documentaires ou au détour d’une rue avec les patrouilles de l’opération Sentinelle.

Pour se faire connaître davantage, les armées passent sous les feux des projecteurs  : films, séries… Pour cela, elle s’appuie sur la Mission cinéma et industries créatives (MCIC) de la Délégation à l’information et à la communication de la Défense (DICoD). Créée en 2016, celle-ci constitue la porte d’entrée pour quiconque désire produire des œuvres en lien avec la “chose militaire” et pas seulement.

Par ses nombreuses actions, elle œuvre afin de susciter une prise de conscience de la nation concernant l’utilité de son armée mais aussi de l’engagement de ses hommes et de ses femmes qui défendent ses valeurs et ce jusqu’au sang versé. Mais avant d’atteindre le cœur des Français, il lui faut d’abord conquérir celui des acteurs du monde culturel.

« Des trains qui n’arrivent pas à l’heure »

La MCIC accompagne les industries culturelles et créatives dans chaque étape. Avec une moyenne de plus de 200 dossiers par an, s’investir dans l’un de ces projets est un pari. Les dossiers sont évalués sur plusieurs critères : l’idée, le sérieux de l’auteur, le soutien ou non d’une production et la probabilité d’une diffusion.

 

 

Une fois validé, la MCIC identifie en amont, les services ou les lieux qui pourraient renseigner au mieux les créateurs. « De là, on organise des immersions en unités comme par exemple au 1er RPIMa pour les auteurs et scénaristes de la série Cœurs Noirs et au 12e RC pour ceux de la série Sentinelles. » Pour stimuler l’imagination des auteurs, d’autres activités sont organisées afin de faire découvrir des domaines peu représentés. À la MCIC, propagande et censure sont deux mots à exclure.

L’écriture est libre même si cela implique d’y trouver des situations ou des personnages “borderline”. « Les bonnes histoires ont besoin de trains qui n’arrivent pas à l’heure. La fiction n’est pas représentative de la réalité. Néanmoins nous veillons à ce que l’institution et ses valeurs ne soient pas bafouées. » Elle propose également des lieux de tournage et met à disposition des conseillers militaires au profit des productions.

« Des héros ordinaires »

Très tôt déjà, l’armée américaine avait compris l’importance du soft power en collaborant avec les studios d’Hollywood. Le Jour le plus long (1962), La chute du faucon noir (2001), American sniper (2014) etc. Ces films devenus cultes dans le monde entier ont marqué plusieurs générations. Comme Israël, l’Inde ou la Corée du Sud, la France continue de renforcer son influence à travers le cinéma. «  Chez nous, le patriotisme n’est pas chevillé au corps comme chez nos voisins d’outre Atlantique. Pas à pas, nous luttons pour déconstruire les idées reçues sur nos armées auprès du grand public. C’est un travail à long terme. »

 

 

Côté budget, les productions américaines s’élèvent à des centaines de millions de dollars contre une dizaine pour les plus grosses productions françaises (Le chant du loup, Notre Dame brûle…). Pour autant, le secteur audiovisuel connaît une période charnière avec l’arrivée des plateformes de diffusion. En effet, celles-ci réinvestissent un pourcentage de leur chiffre d’affaires réalisé dans l’hexagone dans la création de films indépendants. Cette opportunité impose à l’armée de Terre de partager son univers pour séduire les Français et susciter des vocations.

« D’où l’importance du succès des séries comme Sentinelles et Cœurs Noirs. On montre ainsi que ces programmes répondent à une appétence du public pour nos sujets. » Action, drame, humour ou registre plus intimiste, le spectateur se divertit tout en découvrant le quotidien et l’exigence du métier de soldat. « On veut avant tout porter à l’écran des héros ordinaires. Un frère, une sœur ou un voisin engagé au service de la France, qui réalise des choses extraordinaires. » 

Le saviez-vous ?

La MCIC s’investit aussi dans la production de bandes dessinées et de jeux vidéos.

Esprit décors

La Mission cinéma et des industries créatives a lancé une vaste campagne de référencement sur plus de 2 000 emprises militaires. Depuis septembre 2022, elle se déplace pour identifier de potentiels décors. À terme, les informations collectées vont constituer une base de données facilitant les recherches de lieux de tournage.

Lundi 9 janvier. Camp de Sissonne. Sous un ciel gris opaque, le silence envahit Jeoffrecourt city. Et pour cause, aujourd’hui aucune activité n’est prévue sur le village de combat du Centre d’entraînement en zone urbaine-94e régiment d’infanterie (CENZUB-94e RI). Les rues habituellement animées sont désertes.

 

 

Stigmates des actions de feu des soldats, quelques douilles de cuivre jonchent le sol ici et là. Dans les habitations vides, les portes claquent sous l’assaut des courants d’air. Boîtier photo à la main, Fleur erre dans la ville fantôme. Vacataire au sein de la MCIC, la jeune femme de 26 ans est venue dans le camp pour dénicher des endroits susceptibles de servir de décors de film.

Riche de plus de 3 700  emprises militaires, le ministère des Armées est le premier propriétaire foncier de l’État. Depuis septembre 2022, la MCIC a lancé une campagne de référencement des lieux pouvant accueillir des tournages. « Ce travail de longue haleine alimente une base de données, qui à terme, permettra de répondre plus efficacement aux recherches spécifiques des productions. »

« La fiche décor »

Fleur fait le tour de tous les espaces d’entraînement que propose le CENZUB : parcours de tirs à balles réelles, villages de combat, tranchées. Rien n’échappe à son œil averti. Au village de combat Beauséjour, son attention se porte d’abord sur un wagon rongé par les affres du temps. Plus loin, elle s’attarde sur la carcasse d’un hélicoptère Puma puis celui d’un char de combat AMX 30 B2.

 

 

L’exploration se poursuit dans des bâtisses désaffectées. « En tant que personnel civil, je porte un regard différent. Un atout pour déterminer le potentiel d’un site. Il faut garder à l’esprit que ces lieux seront détournés de leur fonction première pour servir la créativité.  » Le camp de Sissonne n’a pas fini de la surprendre notamment avec sa voie ferrée, ses forêts et ses vastes champs. Au-delà des critères artistiques, Fleur prend en compte les aspects logistiques  : disponibilité, emplacement, absence de pollution visuelle, chemins d’accès, sécurité, eau, électricité…

À son retour, elle trie les données collectées sur le terrain pour constituer la “fiche décor” du site. Cette dernière contient l’arborescence des lieux identifiés. Jusqu’à présent, 131 emprises dont 45 de l’armée de Terre, ont été reconnues comme potentiels décors. Parmi celles-ci, on trouve le château de Vincennes, l’École militaire, les forts de Montmorency et de Nogent ainsi que des camps comme ceux de Montlhéry, de Satory ou de Canjuers.

Le saviez-vous ?

L’armée de Terre compte le plus grand nombre d’emprises militaires pouvant accueillir des tournages.

D'autres horizons

Quelques semaines plus tard, la MCIC participe à la 13e édition du Paris Images Production Forum. Organisé les 8 et 9 février au parc Floral de Vincennes, l’évènement rassemble tous les acteurs du monde audiovisuel. Dans l’espace dédié aux lieux de tournage, le ministère des Armées, installé sur son stand, côtoie de nombreux autres participants aux profils variés : départements, Aéroports de Paris, SNCF, RATP…

 

 

 

Eve-Lise, directrice de la MCIC, anime un atelier pour présenter au public les missions de son service ainsi que les us et coutumes requis pour travailler avec les armées. Fleur prend le relais pour exposer une sélection d’emprises militaires qu’elle a visitées lors de sa campagne de référencement. Sur le stand, c’est l’effervescence. Il faut dire que l’équipe de la Mission cinéma n’est pas à son coup d’essai. Les photos de décor sur le mur et le kakémono de la série Cœurs noirs ont fière allure. Sur le comptoir, l’approvisionnement continu en bonbons et en “goodies” attirent les visiteurs.

Échanges de cartes de visite, prises de rendez-vous et pédagogie auprès des curieux rythment les deux jours du forum. « La rencontre avec nos interlocuteurs nous a permis de finaliser certains aspects de leur projet. De plus, nos lieux de tournage ont suscité beaucoup d’intérêt auprès des productions du cinéma, de la publicité, de l’événementiel et même des réseaux sociaux. » Le bilan du salon est prometteur. Des productions américaines ont approché la MCIC pour des projets. Une ouverture sur d’autres horizons. 

Entretien avec Victor Pontecorvo alias “Spit"

Le rendez-vous est donné à l’hôtel Brach, situé dans le XVIe arrondissement de Paris. Vendredi 13 janvier, 15h30. Acteurs et réalisateurs enchaînent les interviews pour promouvoir Cœurs Noirs, la nouvelle série qui met en scène un groupe de commando des forces spéciales en Irak. L’atmosphère est bon enfant et pour cause, la sortie est imminente, sur une plate-forme bien connue. Dans une suite, nous rencontrons le comédien Victor Pontecorvo. Il est assis sur un tabouret et sa tenue décontractée contraste avec le chic des lieux. Calme et discret, le jeune homme arbore une carrure athlétique. Spit, son personnage, semble toujours l’habiter.

Pouvez-vous nous parler de votre personnage ?

Matteo Spiretti alias Spit est le “dépiègeur” du groupe commando des forces spéciales de la série Cœurs Noirs. Au fil des épisodes, celui-ci se trouve sur une pente glissante qui n’est autre que celle du syndrome post-traumatique. Pour ce sujet délicat et sensible, je ne voulais pas tomber dans un écueil de clichés. Dans les premières versions du scénario Spit était dépendant aux amphétamines et non un homme fragilisé par la violence de la guerre. Cela me posait problème, je ne trouvais pas ça réaliste ni en accord avec la mentalité FS.

Avec notre conseiller technique, ancien opérateur au 13e régiment de dragons parachutistes (13e RDP), nous avons proposé que Spit compense son syndrome post-traumatique avec la prise d’anxiolytiques. Spit devenait alors un homme traumatisé tout en restant solide et fiable durant les opérations. Je l’ai joué du mieux que j’ai pu afin de rendre hommage à ses hommes aux blessures “invisibles”. J’ai eu plusieurs retours de soldats qui m’ont dit  : Spit c’est moi ! Cela m’a beaucoup touché. Il n’y a rien de plus fort pour un acteur !

Dealer, chef cuisinier, médecin ou psychopathe… vous avez incarné une multitude de personnages. Comment avez-vous abordé celui-ci ?

Pour ressembler physiquement à un soldat, j’ai pratiqué du Crossfit® et de la course à pied. Durant des mois, je me suis levé tôt pour m’entraîner, travailler le mental et m’imposer une certaine rigueur pour coller au plus près de mon personnage. En parallèle, je me suis plongé dans plusieurs livres, écrits par d’anciens FS comme celui de Louis Saillans, Chef de Guerre ou Par le sang versé de Paul Bonnecarrère qui reste pour moi, une référence dans le monde militaire. Je n’oublie pas aussi mon immersion au 13e RDP qui a été indispensable pour incarner Spit.

Comment avez-vous vécu cette immersion dans un régiment ?

Comme le reste de l’équipe, j’ai été binômé avec un équipier du 13e RDP spécialiste EOD qui m’a fait découvrir sa spécialité dite de dépiègeage. Déceler des explosifs sur une porte, sécuriser un cadavre, entrer dans une pièce potentiellement piégée… Durant une semaine, d’autres activités ont rythmé cette expérience hors du commun avec les séances de boxe, les marches et les nuits en forêt, le maniement des armes.

Des conseils précieux pour la crédibilité des scènes. Au-delà de l’aspect technique, l’équipe et moi-même avons partagé des moments de vie pendant lesquels certains militaires se sont livrés. On touche ici à des émotions, des sentiments, des anecdotes qui nourrissent nos personnages. Pour ma part, je me suis imprégné de leur énergie afin de mieux la restituer dans mon travail. Un souvenir inoubliable.

Aujourd’hui, quel regard portez-vous sur le métier des armes ?

J’ai un profond respect pour ceux et celles qui choisissent cette vie. Les valeurs de cette institution et celles qu’elle défend me sont chères. Dans ma famille, plusieurs générations ont combattu sous les drapeaux. Mon père a fait son service militaire en Algérie pendant le putsch à Oran. Mes deux grands pères ont combattu durant la Seconde Guerre mondiale. L’un, dans les rangs de la 2e Division blindée du général Leclerc et l’autre au 506e RCC pendant la guerre du RIF avant de s’illustrer à Dunkerque en 1939. Sans oublier mes arrières grands-pères, qui se sont battus durant la Grande Guerre.

Pensez-vous que cette série contribuera à changer le regard sur l’armée voire même susciter des vocations ?

Si l’armée donne sa chance à presque tous, elle n’en demeure pas moins exigeante. Notre rencontre avec les opérateurs du 13e RDP nous a profondément touchés. Pour Cœurs noirs, nous voulions un équilibre parfait entre la fiction et la réalité. Et rester le plus humain possible. Ce ne sont pas des “Rambo” mais bien des êtres humains qui font preuve de courage et d’abnégation. Des héros malgré eux. C’est cette image-là que nous souhaitons partager avec les téléspectateurs. J’espère que la série donnera un autre regard sur ces métiers nobles. 

Le vivre pour mieux l’écrire

La Mission cinéma et des industries créatives propose aux productions, des immersions au sein des unités. Cette ouverture sur le monde de la Défense permet aux scénaristes, producteurs et réalisateurs de comprendre ses enjeux et son fonctionnement. Une étape clef pour créer des fictions réalistes. Le 16 janvier, cinq d’entre eux ont ainsi découvert l’univers de la guerre électronique.

Engagé sur une étroite route départementale près de Colmar, un bus s’arrête à l’entrée d’une piste boueuse. Il est 21 heures. Dès la descente du véhicule, la morsure du froid et deux soldats armés donnent le ton. En parka et jeans baskets, cinq scénaristes basculent en immersion dans l’univers militaire. Ils suivent les spécialistes du 54e régiment de transmissions pour rejoindre la section appui électronique sous blindage (SAEB).

 

 

« C’est la première fois que nous proposons de suivre une unité en exercice en terrain libre, explique la capitaine Marine, de la MCIC. Nous organisions déjà des immersions au sein des forces spéciales ou dans des unités conventionnelles. » Au bout du chemin, le groupe tombe sur le VAB Lynx avec sa longue antenne déployée. Chacun se déleste de son sac à l’entrée des tentes modèles F1, montées spécialement pour l’occasion. La nuit promet d’être glaciale.

Le groupe se rassemble autour du capitaine Yannick, le commandant d’unité. «  Nous sommes ravis de partager notre quotidien pour les prochaines vingt-quatre heures. » La distribution des rations de combat sonne l’heure du repas. Les convives découvrent le menu. Entre deux rafales de vent, chacun tente de réchauffer sa boîte de conserve. Les effluves âcres émanant des pastilles chauffantes soulèvent quelques réactions. « Il faut ressentir pour mieux retranscrire ! », souligne Annabelle en remuant sa tambouille.

« Respect les gars ! »

Après une courte nuit, le ronronnement du moteur des VAB les tire de leur duvet. Pas le temps de traîner. La section change de position. Une craie à la main, la lieutenant Coraline, chef de la SAEB, donne les éléments à ses hommes avec croquis à l’appui, dessiné sur la carlingue d’un blindé. En retrait, Annabelle n’en perd pas une miette.

 

 

« Le langage et la gestuelle des soldats sont une mine d’informations. C’est indispensable pour la précision et la crédibilité de nos scénarios », lâche la scénariste et productrice entre deux prises de notes. Les ordres donnés, tous embarquent à bord des véhicules. Trente kilomètres plus loin, le convoi s’arrête à la lisière d’un bois. Reconnaissance de la zone, mise en œuvre des capteurs, camouflage des engins…

Les auteurs assistent à une séquence bien huilée. Un des militaires ôte son gilet pare-balles et son casque pour équiper Julien. Dans sa nouvelle tenue, le scénariste de 49 ans se hisse avec peine dans le VAB. « Enfermé avec ça pendant des heures et dans la chaleur du désert… Respect les gars ! » Le retour du bus marque la fin de l’immersion, les scénaristes se sentent plus inspirés que jamais.