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Les champs immatériels

Texte : ADJ Anthony THOMAS-TROPHIME

Publié le : 12/09/2022 - Mis à jour le : 29/09/2022.

Hier, les conflits se résumaient au triptyque “paix, crise et guerre”. Aujourd’hui, le contexte géopolitique a évolué et une nouvelle grammaire de la guerre a émergé : “compétition, contestation et affrontement ”. Les “compétiteurs” se livrent désormais à une forme désinhibée de “guerre avant la guerre”. Leurs actions mêlent intimidation stratégique d’États à États et manœuvre de désinformation auprès d’audiences cibles. Pour cela, ils utilisent les champs immatériels qui comprennent le cyberespace, les environnements électromagnétique et informationnel. Fake news, manipulation d’opinion, intoxication… En Afrique ou sur le flanc est de l’Europe, partout où elle est engagée, l’armée de Terre se trouve au cœur d’une bataille des perceptions. Cette lutte, par nature interarmées, est progressivement prise en compte à tous les niveaux : tactique, opératif et stratégique. Elle est devenue indissociable des manœuvres de combat “traditionnelles”. Une combinaison qui va devenir une constante de notre culture opérationnelle.

De nouveaux champs de conflictualité

Dans un contexte de retour à la haute intensité, le cyberespace, l’environnement électromagnétique et informationnel sont des champs de conflictualité à part entière. Ces espaces de bataille devenus incontournables avec le développement des réseaux sociaux. La prise en compte de ces champs, dits “immatériels”, est maintenant un enjeu stratégique pour l’armée de Terre.

Avec la révolution des technologies numériques, de nouvelles formes de conflictualité ont émergé. Accessibles à tous, elles multiplient les risques, les menaces et les adversaires potentiels. Hier encore, les armées s’affrontaient sur terre, en mer ou dans les airs. La guerre se mène aujourd’hui aussi dans le cyberespace, l’environnement électromagnétique et informationnel.

Ces espaces interdépendants, appelés “champs immatériels”, offrent aux compétiteurs la capacité de déstabiliser, de discréditer voire d’affaiblir leurs adversaires. Un moyen supplémentaire d’obtenir la supériorité opérationnelle sans recours à une confrontation directe.

Dans ce type d’affrontement, l’environnement informationnel et humain occupe une place déterminante, quel que soit le type de conflit : du maintien de la paix jusqu’à la haute intensité. Sa prise en compte et sa compréhension sont devenues des impératifs pour chaque niveau opérationnel. Désormais, le succès d’une opération militaire dépend aussi bien des actions menées sur le terrain que de la conquête des opinions.

Cela impose aux forces de prendre en compte la globalité de leur environnement, en combinant les actions dans les champs physique et immatériels.

 

 

 

Concept d'emploi

Trois défis s'imposent à l’armée de Terre : l’acculturation de ses états-majors et de ses soldats à une plus grande hygiène numérique, la résilience de ses systèmes d’armes, de ses structures, de son organisation et enfin, la maîtrise de la manœuvre dans les champs immatériels. Cela impose aux forces de prendre en compte, dès la phase de planification, la globalité de leur environnement, en combinant les effets dans les champs immatériels (ECIm) et matériels dans toute opération.

Pour développer ce projet décrit dans la vision stratégique du Cemat, le centre de doctrine et d’enseignement du commandement (Cdec) a travaillé depuis octobre 2021 sur le concept d’emploi de la mise en œuvre des effets dans les champs immatériels.  « Nous avons mené une première réflexion collégiale qui va permettre aux états-majors de se préparer aux combats de demain » explique le lieutenant-colonel Sébastien, officier traitant, expert cyber au pôle ECIm du Cdec.

Ce document, tout juste signé par le Cemat, constitue un cadre de référence pour mener plusieurs expérimentations : celles liées à l’organisation et au fonctionnement des état-majors ainsi que celles liées aux unités multi-capacités (UMC). Le but : définir leur rôle, leur structure, leurs capacités et leurs missions.

Converger les effets

Avec pour horizon l'exercice Orion 23, les rédacteurs du Cdec ont écrit le concept en six mois. Plus d’une trentaine d'intervenants, issus de l’état-major de l’armée de Terre, du Commandement des forces terrestres, du Corps de réaction rapide-France, des divisions Scorpion, du Commandement du renseignement, du Commandement des systèmes d'information et de communication, du Commandement de l'entraînement et des écoles du combat interarmes … y ont contribué en apportant des corrections ou des suggestions.

Le champ informationnel, les manœuvres de déception ou encore la guerre électronique sont utilisés depuis des années. L’objectif de l’armée de Terre est de faire converger les effets produits dans ces différents milieux et champs afin que chaque action s’intègre dans la manœuvre globale.

Cela implique notamment l’élaboration de nouveaux processus pour faciliter les échanges entre l’état-major et ses effecteurs. Les retours d'expérience de l’exercice Orion 23 permettront d’affiner, de stabiliser ce corpus doctrinal et de valider le concept d’emploi des UMC, concrétisation des ECIm au niveau tactique. « Nous avons écrit les partitions, il faut désormais les mettre en musique. »

Le combat de l'information

Mêlant influence et cyberdéfense militaire, la guerre de l’information occupe une place prépondérante dans les conflits contemporains. La partie digitale de cette mission est confiée aux opérateurs du groupement des opérations numériques du Centre interarmées des actions sur l'environnement (CIAE). Derrière leurs écrans, ils luttent contre les campagnes de désinformation diffusées par nos compétiteurs.

Manipulations, rumeurs, propagande… Ces techniques de désinformation se sont étendues dans le cyberespace avec l’avènement des réseaux sociaux.  Utilisées par nos adversaires, elles sont devenues une source d’instabilité dans la conduite de nos opérations militaires. L’opération Barkhane en témoigne. Face à ces risques, des équipes dédiées à la lutte informatique d’influence (L2I) ont été mises sur pied.

Elles sont intégrées au groupement des opérations numériques (GON) du CIAE. « À la confluence de la cyberdéfense et de l’influence, la L2I est l’extension numérique des opérations psychologiques, explique le lieutenant-colonel Benoît, chef du GON. On regarde ce que l’ennemi veut nous donner à voir. Pour ne pas être nous-mêmes intoxiqués, seule une unité spécialisée peut assurer cette mission. »

Les ressources humaines et les moyens techniques consacrés à la L2I sont sous contrôle opérationnel du commandement de la cyberdéfense (COM CYBER). La majorité de ses effectifs provient de l’armée de Terre. Ses missions permanentes consistent à détecter, caractériser et contrer les attaques informationnelles susceptibles de nuire à la réputation des armées.

En plus de l’appui à la communication stratégique, la L2I offre sur les théâtres d’opérations, des opportunités de recueil de renseignement et peut contribuer par exemple, à des opérations de déception.

Des compétiteurs décomplexés

Derrière leurs écrans d’ordinateurs, les opérateurs appuient en permanence les opérations, 24 h sur 24, 7 jours sur 7. Le GON regroupe à lui seul une multitude de métiers dans divers domaines tels que le traitement et l’analyse des données, le développement informatique, le renseignement, sans oublier la sociologie et l'anthropologie.

Accessible par tous, le cyberespace est un environnement où les mots, les images, les idées ou les concepts peuvent produire des effets sur les perceptions et induisent des changements de comportement. À la fois décomplexés et désinhibés, les adversaires n’hésitent plus à utiliser les fake news et la manipulation massive des opinions comme des armes de guerre.

La France a une toute autre approche et mène ses opérations dans le respect des règles et des lois, définies dans sa récente doctrine dédiée à la L2I. Comme sur le terrain, elle utilise les ruses de guerre. « Nous n’utilisons pas le mensonge afin de ne pas dégrader la crédibilité de nos armées, souligne le chef du GON. On peut paraître défavorisés face à nos adversaires, pourtant la liberté d’expression et de la presse ou la diversité des opinions constituent un système informationnel beaucoup plus crédible qu’un système dirigé. »

« Penser hors de la boîte »

Bien qu’elles soient le plus souvent virtuelles, les attaques produites sur la Toile peuvent entraver les opérations et, par exemple, provoquer l’immobilisation d’un convoi logistique de la force par la population locale. Le résultat d’une attaque informationnelle ciblée sur le long terme. Dans la masse des millions de données qui circulent chaque seconde, l’objectif reste de déceler les informations exploitables.

Ce travail revient au centre opérations cyber de Paris et à l’unique système de veille des réseaux sociaux numérique du ministère des Armées, le GON. Pour garantir les performances de ce système, le dialogue avec les partenaires industriels est essentiel.

Une fois l’auteur d’une attaque identifié, celui-ci est dénoncé, par tous les moyens, et porté à la connaissance de tous. Le cyberespace est un milieu artificiel dont l’utilisation n’est pas neutre. « Les plateformes des réseaux sociaux s'apparentent à des pays. Elles ont leurs propres politiques et intérêts.  Elles suivent leurs propres trajectoires. Nous devons composer avec ces éléments. C’est là toute la finesse du métier. »

L'armée de Terre, grâce au GON, dispose d'ores et déjà d'une véritable expertise L21, qu'elle cherche à étendre. Des perspectives sont ouvertes avec l’intégration d’équipes tactiques de L2I dans les unités multi-capacités. Orion 23 va permettre d’explorer et de tester l’intégration de cette capacité avec l’élaboration de nouveaux modes d’action.

Le choc des images

Dans un monde globalisé, l’image est devenue une arme redoutable. Sur les théâtres, aucune opération majeure ne se fait sans photographe ou caméraman. Leur travail contribue à légitimer l’action des forces et concourt donc à l’efficacité opérationnelle. Pour offrir encore plus de réactivité au commandement, des “équipes images régimentaires” ont été créées.

La bataille est lancée contre les campagnes de désinformation et les fake news orchestrées contre la France et ses alliés. Issus des trois armées, des soldats de l’image sont déjà déployés en opération. Leur production permet aux forces armées de montrer la réalité du terrain.

Face à la menace grandissante, l’armée de Terre a lancé une expérimentation. Celle des équipes images régimentaires (EIR). Leur création répond à une volonté de renforcer le maillage de la communication opérationnelle à l’échelle locale.

Constituée de trois militaires, chaque équipe sera en mesure d’être engagée rapidement pour réaliser des visuels sur des événements particuliers comme les catastrophes naturelles ou les incendies. Ce dispositif a été testé dans des régiments de la 11e brigade parachutiste.

En juin dernier, 12 militaires ont été formés aux techniques de prise de vue. Réalisée par le Sirpat Image de Saint-Maixent, l’instruction consacrée à la photo puis à la vidéo a duré deux semaines. Composition de la lumière, triangle d’exposition … Ces termes semblent barbares pour les non-initiés. Mais le lieutenant Vincent, chargé des formations du Sirpat l’assure : « Nous nous adaptons à chaque stagiaire ».

Le message à faire passer

Les qualités pédagogiques des cinq formateurs sont essentielles pour accompagner les stagiaires.  « Chacun arrive ici avec des niveaux différents. Certains pratiquent la photo depuis des années quand d’autres découvrent l’appareil ou la caméra », explique le major Jean-Charles, instructeur. Après la théorie, place à la pratique.

Les stagiaires apprennent les techniques de captation et le traitement des images. Demain, ils devront être en mesure de fournir aux états-majors des photos et vidéos indispensables à la communication. Ces futurs EIR mèneront ce travail en double casquette.

Aujourd’hui, ils s'approprient cette nouvelle mission qu’ils mèneront en régiment comme demain en Opex. La formation a été conçue en fonction des réalités du terrain. Chaque image prise a un objectif à atteindre. Les formateurs le rappellent : « Avant de vous lancer, réfléchissez au message à faire passer. Composez votre photo en fonction de celui-ci. »

Être au rendez-vous

Les formateurs ont été sélectionnés au regard de leur expérience. Tous ont couvert de nombreuses opérations à travers le monde.

En février dernier, des EIR formées ont été projetées sur Barkhane pour couvrir des opérations sur Ménaka et Gossi. Ce déploiement a permis de collecter un premier retour d’expérience. Les EIR vont donner un nouveau visage à la communication opérationnelle déclinée au niveau de chaque unité et capable de réagir en urgence.

Elles permettront aussi aux équipes du Sirpat et de l’EMA COM, qui génèrent les combat camera teams, d’être employées de manière plus spécifique. Un préambule indispensable pour “gagner la guerre avant la guerre”.

3 questions au capitaine Guillaume, strategic planner

Si les réseaux sociaux offrent à l’armée de Terre la capacité de maintenir le lien avec sa communauté, ces plateformes peuvent être la cible d’attaques virtuelles. Le capitaine Guillaume, strategic planner de la section rédaction du Service d’informations et de relations publiques de l’armée de Terre explique l’utilité de la communication sur ces réseaux.

Pourquoi l’armée de Terre est-elle présente sur les réseaux sociaux ?

 

 

Être présent sur les réseaux sociaux est incontournable. En 2007, l’armée de Terre apparaissait sur Facebook. Aujourd’hui, nous sommes présents sur les réseaux les plus connus et nous continuons d’explorer de nouvelles pistes. Grâce à la multiplicité des réseaux nous conquérons de nouveaux territoires d’expression collective.

D’abord pour lutter contre les fausses informations, mais surtout pour mettre en valeur les soldats. Multiplier notre présence, c’est aussi multiplier nos chances de toucher notre cible, d’augmenter notre notoriété et de créer de la viralité. Les réseaux sont des porte-voix qui permettent d’être en lien direct avec nos communautés.

Comment a évolué la communication sur ces supports ?

 

Lorsque je suis arrivé en 2018, j’étais rattaché aux community managers de la cellule web avant de devenir social media manager. La vision de l’armée de Terre sur les réseaux sociaux a évolué. Avant la diffusion d’une information importante, nous nous coordonnons avec les rédacteurs du Terre information magazine pour expliquer cette actualité et animer les réseaux.

Nous avons également diversifié nos communautés et élaboré une ligne éditoriale pour chaque vecteur. Nous sommes en phase avec les tendances et touchons un large public. Nous avons également appuyé la création des comptes des unités et entités de l’armée de Terre.

Nous disposons ainsi d’un maillage fin, de l’échelle locale à nationale. Au total, l’armée de Terre représente près de 500 comptes ! Cela exige une plus grande attention et une veille constante.

Avez-vous déjà subi des attaques cybers ?

 

 

Il y a quelques années, je vous aurais parlé de "trolls", "haters" et "marabouts" qui venaient polluer nos fils d’actualités. Aujourd’hui, nous faisons face à des actions plus complexes et coordonnées, dont le but est de nuire, faire peur ou détruire. En 2020, une attaque sans précédent a eu lieu sur le compte Facebook de l’armée de Terre, un dimanche soir, diffusant plus de 1 000 messages simultanés à caractère terroriste par des centaines de comptes.

Le community manager a immédiatement réagi pour identifier et supprimer cet ennemi virtuel. Des exercices ont lieu régulièrement et l’équipe social media est expérimentée et capable d’anticiper, d’identifier et de faire face aux situations les plus à risques. Des attaques régulières sont déjouées grâce à leur action en continu.