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La défense de l'Europe

Texte : Capitaine Marine Degrandy

Publié le : 12/03/2025.

La France participe activement à la défense et à la sécurisation de son territoire national mais également à celui de l’Europe. Elle agit ainsi aux côtés de ses partenaires avec lesquels elle est engagée dans une relation pérenne. L’instabilité du climat international, depuis maintenant plusieurs années, contribue à resserrer les liens de solidarité stratégique entre les Alliés. Cette "cohésion" se cristallise en particulier autour de la question du conflit russo-ukrainien. Depuis l’apparition des tensions sur le flanc Est de l’Europe en 2022, l’armée de Terre a dû réarticuler son dispositif déjà présent dans les Pays baltes avec la mission Lynx. L’objectif est de pouvoir répondre sur court préavis aux demandes de l’Otan et de renforcer la présence des Alliés sur cette partie du territoire.

Un engagement pérenne

Avec l’apparition du conflit russo-ukrainien, l’Otan adapte son dispositif sur le flanc Est. L’armée de Terre est partie prenante de ce renforcement dans les pays baltes et en Roumanie.

Initiée en 2016 lors du sommet de l’Otan à Varsovie, la mission enhanced Forward Presence (eFP) renforce la posture défensive et dissuasive de l’Alliance sur le flanc Est de l’Europe. Un an après, 4 bataillons multinationaux sont déployés en Estonie, Lettonie, Lituanie et Pologne. Avec la mission Lynx, la France y participe en Estonie où les forces terrestres françaises sont placées sous commandement britannique, nation-cadre. 

Il s’agit d’accroître les activités militaires des Alliés dans la région afin de parfaire l’interopérabilité au sein de l’Alliance, de préparer les plans de défense et de s’entraîner à leur mise en œuvre. En 2022, l’invasion du territoire ukrainien marque une nouvelle étape. Pour les forces terrestres, cela se traduit par une augmentation des effectifs et des matériels

Outre le sous-groupement tactique interarmes (SGTIA) Lynx déployé au sein du bataillon britannique, la France arme une compagnie d’infanterie légère (CIL) chargée de développer un partenariat avec l’Estonian Defence League. Cette dernière, composée de réservistes volontaires estoniens, est régulièrement appelée pour s’entraîner avec la CIL. 

Il s’agit d’un partenariat gagnant-gagnant : si la League bénéficie de l’expertise de l’armée de Terre, la compagnie se prépare aux actions dans la profondeur et au combat de type guérilla en lien avec les Estoniens. En termes de capacités, le Jaguar a été déployé en Estonie au printemps 2024, première projection opérationnelle de cet engin blindé. À l’automne 2024, la CIL a été équipée de Serval. Le théâtre estonien bénéficie ainsi de toute la gamme des véhicules Scorpion, le sous-GTIA Lynx étant quant à lui doté de Griffon.

Aigle : la France nation-cadre

En 2022, la mission Aigle se déploie en Roumanie, à la frontière de l’Union européenne avec l’Ukraine. La France a reçu de l’Otan la responsabilité de nation-cadre au sein de cette mission de réassurance du flanc Est. Au lendemain de l’éclatement du conflit avec la Russie, l’armée de Terre déploie un bataillon d’alerte de la force de réaction rapide de l’Otan.

Le but est le même que pour la mission Lynx : renforcer la posture dissuasive et défensive de l’Alliance face à la menace russe. La mission Aigle s’intègre dans les plans de défense régionaux de l’Otan. Elle contribue au renforcement de la présence militaire des forces alliées le long du flanc Est, de la mer Baltique jusqu’à la mer Noire.

Au sein du bataillon français, l’armée de Terre intègre des détachements belges, espagnols, luxembourgeois et néerlandais. Par sa présence, la France réaffirme sa solidarité vis-à-vis des pays membres de l’Otan et de l’Union européenne. Les moyens les plus modernes et dissuasifs (chars Leclerc, LRU, VBCI, canons Caesar) ont été déployés pour répondre aux objectifs fixés par l’Otan.

L’ensemble de ces engagements s’inscrivent dans la durée afin de maintenir une capacité opérationnelle internationale entraînée et prête à intervenir si nécessaire. Au total, ce sont pas moins de huit bataillons multinationaux, en mesure d’être renforcés chacun par une brigade de combat, qui sont répartis sur le flanc Est, en partenariat avec les nations-hôtes.

Sur tous les fronts

Déterminée et engagée auprès de ses Alliés, l’armée de Terre s’entraîne dans un cadre multinational partout en Europe. Panorama des grands exercices de 2025, une année de "signalement stratégique".

Le soutien aux Ukrainiens

Au titre de la mission d’assistance militaire de l’Union européenne à l’Ukraine, la France apporte un soutien militaire adapté et continu aux forces armées du pays. Celui-ci s’exprime notamment par des actions de formation du soldat jusqu’au niveau brigade. L’armée de Terre y participe à la fois sur son territoire et en Pologne.

Depuis 2023, la nation de Stanislas II, roi de Pologne et duc de Lorraine, accueille un détachement français composé de spécialistes du combat interarmes. Ce dispositif des forces terrestres françaises, créé à la demande de Kiev et dans le contexte de l’European Union Military Assistance Mission (Eumam), dispense aux troupes ukrainiennes une instruction rapide et complète du combattant individuel au commandant de bataillon.

Enjeu : bénéficier de bataillons immédiatement opérationnels. Appuyée par son homologue polonais, l’armée de Terre encadre les futurs chefs de groupe de combat infanterie. À la fin de ce stage intensif, les Ukrainiens maîtrisent le combat interarmées de niveau compagnie. En raison de la nature des affrontements sur le flanc Est, la composante drone y a été incorporée. Les pilotes munis de leurs drones, s’exercent au vol, à la tactique et à leur insertion dans les éléments d’infanterie. 

Des sapeurs du génie font également partie du contingent. La détection d’engins explosifs en milieu urbain et leurs mécanismes sont des incontournables que les Ukrainiens doivent connaître pour tenir. En parallèle, l’armée de Terre participe depuis 2022 à l'Euman en France. À titre d’exemple, de septembre à mi-novembre 2024, 500 soldats ukrainiens se sont ainsi entraînés dans leur spécialité respective dans un camp français.

Les conditions du combat

Pour leur faire acquérir les compétences de base dans leur domaine, le rythme est soutenu. Ils s’exercent six jours sur sept, pendant quatre semaines, avec l’appui des instructeurs français. D’autres formations sont réalisées, en école d’arme comme en état-major en France pour les cadres. Aspect moins soupçonné : durant les semaines d’entraînement, nombreux sont les soldats ukrainiens détectés par l’armée de Terre pouvant exercer des fonctions supérieures sans délais. 

Ainsi, certains militaires du rang se retrouvent promus sergent. En plus de ces formations de spécialité, l’armée de Terre a accompagné et équipé la brigade Anne de Kyiv. Lancée en septembre 2024 dans l’Est de la France, cette Task Force Champagne retranscrit les conditions dans lesquelles les soldats évoluent. Pour cela, elle se base sur les retours d’expérience du front. 

Elle s’appuie sur un environnement ultra réaliste, notamment un réseau de tranchées où les sens sont saturés, dans le but de reproduire les conditions réelles du combat. Le format de la Task Force Champagne est un dispositif unique couvrant les processus décisionnel d’état-major, le combat d’infanterie, des blindés, du génie et anti-char, mais aussi la défense anti-aérienne, la maintenance, et les drones. Une formation "verticalisée", tactique et structurante.
 

Le commandement Terre Europe

En Europe, la guerre est de retour et l’armée de Terre doit s’y préparer. Pour cela, le Commandement Terre Europe a vu le jour en octobre 2024. Interlocuteur de l’Alliance, de l’Union européenne et des pays partenaires, il assure le bon emploi des forces terrestres sur le flanc Est. Mais pas seulement. Explication en trois points avec le colonel Frédéric, chef d’état-major d’une unité aux multiples responsabilités.

« À la croisée entre le stratégique et la tactique »

L’amplitude des engagements actuels constitue un niveau de complexité tel qu’il ne peut plus être pris en compte par le Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) seul. Un échelon intermédiaire s’avérait nécessaire pour fédérer les sujets par grands domaines. Le but : permettre au CPCO de se concentrer sur la réflexion stratégique. Le Commandement Terre Europe (CTE) a ainsi vu le jour à Lille au sein du Commandement de la force et des opérations terrestres (CFOT)

« À la croisée entre le stratégique et la tactique, il se concentre sur le niveau opératif disparu depuis la seconde guerre mondiale » relate le colonel Frédéric, chef d’état-major du CTE. Il propose des états des lieux, des analyses et des solutions au CPCO selon le périmètre de responsabilités confié. Sa mission se décline en trois objectifs. Tout d’abord, le CTE s’assure de l’emploi cohérent des soldats français quand ils sont placés sous l’autorité d’une organisation multinationale ou d’une coalition. 

Il vérifie que les militaires sont employés conformément à ce pourquoi ils ont été envoyés en plus de faire des compte rendus quotidiens au CPCO. « Il assure également le soutien logistique aux troupes, éclaire le colonel. Une tâche héritée de l’ancien PC NCC. » Enfin, s’il n’a pas déjà été délégué à une alliance, le contrôle opérationnel des unités revient au CTE comme c’est déjà le cas pour la totalité des structures de soutien et sur des pions tactiques comme la compagnie d’infanterie légère en Estonie.

« L’effort vers la haute intensité des forces terrestres »

Le CTE suit la totalité des mouvements de toute nature en Europe pour fournir au CPCO, une appréciation autonome lui donnant un temps d’avance dans sa réflexion. Pour autant, l’armée de Terre n’a jamais abandonné l’Europe et a toujours été présente dans les Balkans. Elle contribue d’autre part au dispositif d’alerte de l’Union européenne au centre des discussions de l’Europe de la défense. 

« Parler de recentrage en Europe est une imperfection, l’armée de Terre a toujours été active dans ce territoire. La création du CTE illustre cependant l’effort vers la haute intensité des forces terrestres », insiste le chef d’état-major. 

La contribution de l’armée de Terre est large et dépasse la seule posture de troupes pré-positionnées, s’entraînant pour garantir l’interopérabilité des nations et l’exécution des plans en accord avec les ordres de l’Otan. À titre d’exemple en Roumanie, des unités multi-domaines sont déployées pour détecter et recueillir des informations. Elles contribuent à la sauvegarde de l’Alliance.

Générer des liaisons stables avec les interlocuteurs de l'Otan

Selon l’officier, « aucune nation n’a la même politique, la même capacité, ni la même volonté à s’engager de façon robuste au sein d’une nation-cadre. » Cela est l’objet à chaque fois d’accords complexes. Il n’existe pas de modèle figé en termes de partenaire et d’effectifs. L’interopérabilité est d’abord un défi humain. Parmi les tâches confiées au CTE figure celle de générer des liaisons sûres et stables avec les interlocuteurs de la sphère de l’Otan. 

Cela se traduit par des liens avec les commandements militaires de l’Alliance dont il dépend, mais aussi par un arrimage à l’état-major de l’Union européenne sur le sujet de la formation des forces ukrainiennes, la participation à des travaux collectifs. Le CTE n’est pas le seul organisme en dialogue avec les instances de l’Otan. 

« Celui-ci n’est pas uniquement le fait du CTE. L’état-major des armées a réparti les interlocuteurs des forces terrestres entre les différents Joined Force Command », souligne le colonel Frédéric. 

Une tâche complexe qui implique d’assurer la communication entre plusieurs pays ne parlant pas la même langue et n’ayant pas les mêmes traditions. L’objectif du CTE est de représenter l’armée de Terre dans ce mélange afin de garantir la réussite opérationnelle.

Entretien avec Thomas Gomart, directeur de l’IFRI

Directeur de l’Institut français des relations internationales, Thomas Gomart analyse depuis de nombreuses années l’évolution et les changements opérés sur la scène mondiale. Il explique le contexte géopolitique avec lequel doit composer l’Europe et l’incidence de cette nouvelle configuration sur l’emploi des forces armées.

Pour qualifier la perte d’influence de l’Europe au profit des autres acteurs de la scène internationale, vous parlez de “provincialisation de l’Europe”. À quoi attribuez-vous cette situation ?

Je l’attribue en partie à une recomposition du jeu nucléaire mondial via l’émergence du bloc Russie, Iran, Corée du Nord qui est appuyé politiquement par la Chine. Ils forment une entente militaire concernant le conflit en Ukraine. La Russie reçoit de l’armement de l’Iran et des munitions et des hommes de la Corée du Nord. 

Ces trois États sont les plus sanctionnés au monde par les pays occidentaux pour les motifs suivants : la Corée du Nord en raison de la maturité de son programme nucléaire, l’Iran car il aspire à devenir une puissance nucléaire et la Russie -depuis 2014– qui se livre à de la sanctuarisation agressive en Ukraine. Quant à la Chine, elle fournit un effort sur le nucléaire. Elle passera de la stricte suffisance au doublement de son arsenal d’ici à 2030. 

Ces échanges portent en eux les volontés expansionnistes, militaires et économiques de ces différents protagonistes et bien d’autres. On le voit sur le flanc Indopacifique, illustré avec la Chine et Taïwan ou le Moyen-Orient avec Israël et le Hamas. Les effets de la guerre en Ukraine se font sentir au-delà des frontières du continent européen. À cela s’ajoute la nouvelle administration Trump.

Face à cette situation, quels sont les “efforts” qui doivent être envisagés par les Européens et la France ?

Un réarmement militaire et intellectuel. Lors des cinquante dernières années, la majorité de pays européens se sont massivement désarmés. En France, le budget de la défense a souvent servi de variable d’ajustement pour les finances publiques. Le social est préféré au régalien. 

Le défi actuel est de réarmer dans un temps restreint, mais il est utopique d’imaginer que nous allons rattraper cinquante ans de désarmement. D’autant que beaucoup de pays de l’Alliance ou de l’Europe sont incapables de penser une stratégie allant au-delà du maintien de leur niveau de vie. A contrario, les États-Unis, la Chine ou la Russie ont accentué leurs dépenses militaires depuis le 11 septembre. 

La France dispose d’une base industrielle et technologique de défense. C’est un atout face à l’instabilité du moment. Elle doit continuer à produire ses propres armes en lien avec ses alliés européens. La sécurité c’est comme l’oxygène, c’est quand nous en manquons qu’on en perçoit le caractère vital.

En quoi le conflit en Ukraine menace-t-il la sécurité des territoires européens ?

La guerre en Ukraine est la première qui se déroule sur le sol européen depuis la guerre des Balkans dans les années quatre-vingt-dix. Paradoxalement, elle est aussi éloignée que proche car on a tendance à penser que la guerre est toujours pour les autres. Aujourd’hui, pour les Européens, il y a de véritables enjeux de sécurité intérieure et de défense extérieure. Dans ce conflit, un seuil a été franchi avec l’arrivée sur le territoire russe des soldats nord-coréens envoyés par Pyongyang. 

C’est un tournant important car il fait entrer cette guerre dans une nouvelle dimension. Au sein de l’Union européenne, la France est l’unique pays à posséder la dissuasion nucléaire. Si on élargit à l’Otan, le Royaume-Uni en est aussi détenteur en Europe. La France doit garantir son indépendance nationale tout en participant à la sécurité de l’Europe

Elle dispose, pour ce faire, de la dissuasion nucléaire et de moyens conventionnels conséquents. Ces deux dimensions se conjuguent. Quelle que soit la finalité du conflit sur le sol européen, l’Europe, à l’échelle globale et j’inclus la Russie, en sortira rétrécie. Pourquoi ? Car la question des équilibres à reconstruire sera centrale.

Quelles sont les implications de la guerre en Ukraine pour l’armée de Terre ?

L’armée de Terre participe à la bascule stratégique de la France vers l’Est européen. Cela oblige à repenser son organisation et son instruction, ainsi que ses services. Concrètement, elle contribue à la formation de soldats ukrainiens, elle est impliquée dans le renforcement des forces de l’Otan dans les pays baltes et en Roumanie. 

La guerre d’Ukraine est à la fois archaïque et futuriste : avec des tranchées et de l’intelligence artificielle. L’armée de Terre a toujours été “une machine à apprendre”, c’est-à-dire à s’adapter en fonction des retours d’expériences et des réflexions sur les combats futurs

Elle sait faire preuve d’agilité dans un contexte stratégique menaçant dans lequel la guerre d’Ukraine est aujourd’hui centrale. Il faut s’organiser en fonction du centre, sans oublier les enjeux périphériques. C’est le grand défi.